L’ouverture du grand Jubilé de la Miséricorde, le 8 décembre prochain à Rome, coïncidera avec la célébration du 50ème anniversaire de la clôture du Concile Vatican II. Le dernier grand texte promulgué, le 7 décembre 1965, fut la Constitution pastorale Gaudium et Spes sur l’Eglise dans le monde de ce temps. Elle récapitule la posture pastorale que le Concile a particulièrement voulu souligner : la sollicitude de l’Eglise pour le monde tel qu’il est, afin d’instaurer avec lui un dialogue que le Pape Paul VI a appelé « le dialogue du Salut », tant la loi suprême dans l’Eglise doit être le salut des âmes (cf. Code de Droit canonique, can. 1752). Cette intention missionnaire, rappelée dès le début de Gaudium et Spes qui affirme que l’Eglise est porteuse « d’un message de salut qu’il faut proposer à tous », rejoint la définition de l’Eglise comme « Sacrement du Salut du monde ». C’est ainsi que l’Eglise fait œuvre de miséricorde, comme le Père « qui a tellement aimé le monde qu’il a donné son Fils unique, afin que quiconque croit en lui ne se perde pas mais ait la vie éternelle. Car Dieu n’a pas envoyé son Fils dans le monde pour juger le monde mais pour que par lui le monde soit sauvé (Jn 3, 16-17). Le Pape François rappelle précisément dans sa lettre d’indiction du Jubilé ces œuvres de miséricorde spirituelles si oubliées : « Conseiller ceux qui sont dans le doute, enseigner les ignorants, avertir les pécheurs etc. » (Le visage de la miséricorde n. 15).
Cette attitude pastorale, pas seulement d’ouverture au monde, mais d’attention à la vie concrète des gens, a été souvent depuis lors opposée au souci doctrinal qui caractérise la mission de l’Eglise depuis deux mille ans. Cette fâcheuse méprise, courante au moment du Concile, semble avoir ressurgi à l’heure du Synode de la famille qui vient de remettre au Saint-Père son rapport final. Il n’est pas rare en effet que l’on oppose les tenants de la doctrine sur l’indissolubilité du mariage et le sacrement de l’Eucharistie aux pasteurs qui feraient preuve de plus de miséricorde en étant d’abord attentifs à la vie concrètes des gens. Mais c’est un profond malentendu, car la doctrine enseigne une lumière qui est intérieure au cœur de tout homme, infusée en lui par création et par grâce, et que le pasteur a précisément pour mission de lui révéler pour qu’elle se lève sur sa vie concrète, quelles que soient ses limites et ses impasses. Comme l’écrit saint Jean Paul II, au début de son encyclique Splendor Veritatis : « La vérité éclaire l’intelligence et donne sa forme à la liberté de l’homme, qui, de cette façon, est amené à connaître et à aimer le Seigneur. C’est dans ce sens que prie le psalmiste : ‘Fais lever sur nous la lumière de ta face’ (Ps 4, 7) ». C’est cela la pastorale, et elle est indissociable de la doctrine. D’ailleurs toute l’attitude pastorale que la constitution Gaudium et Spes déploie dans sa seconde partie, qui traite de « problèmes plus urgents » à commencer par « la dignité du mariage et de la famille », est fondée dans une considération proprement doctrinale sur « la dignité de la personne humaine » (Partie I, chapitre 1).
On y trouve en particulier cette affirmation fondamentale qui doit commander tout discernement moral : « Au fond de sa conscience, l’homme découvre la présence d’une loi qu’il ne s’est pas donnée lui-même, mais à laquelle il est tenu d’obéir. Cette voix, qui ne cesse de le presser d’aimer et d’accomplir le bien et d’éviter le mal, au moment opportun résonne dans l’intimité de son cœur : « Fais ceci, évite cela ». Car c’est une loi inscrite par Dieu au cœur de l’homme ; sa dignité est de lui obéir, et c’est elle qui le jugera » (Gaudium et Spes n. 16). Loin de les enfermer dans leurs limites, voire leurs péchés, la miséricorde consiste précisément à aider les personnes à redécouvrir cette « boussole intérieure » au plus intime d’elles-mêmes : c’est elle qui, avec l’aide de la grâce et le soutien de la communauté chrétienne, leur donnera le sens de la marche, les orientera sur un chemin de conversion et d’espérance. Car le don de la Miséricorde est toujours lié dans l’Evangile à l’appel à se convertir.
C’est dans cet esprit que nous allons entrer dans le Jubilé extraordinaire de la Miséricorde. Comme l’écrit le Pape François dans la lettre d’indiction du Jubilé : « Pour passer la porte sainte […], chacun devra, selon ses forces, faire un pèlerinage. Ce sera le signe que la miséricorde est un but à atteindre, qui demande engagement et sacrifice. Que le pèlerinage stimule notre conversion : en passant la porte sainte, nous nous laisserons embrasser par la miséricorde de Dieu, et nous nous engagerons à être miséricordieux avec les autres comme le Père l’est avec nous » (n. 14).
+ Marc Aillet